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LE SOUS-OFFICIEL

Double bind ou big bang



Une double exposition permet de voir les travaux de Gilles Benistri. Un peintre qui réfute le qualificatif de plasticien, il montre peu de choses à la galerie Tangente (4 toiles) nichée aux Puces dans le carré des antiquaires et d’autres productions (2 diptyques et quatre dessins) à la Poissonnerie d’Endoume. Cette "peinture peinture" extrêmement peint ne se veut pas élégiaque, elle pointe une cruauté qui n’est jamais acariâtre, sa narrativité expresse nous mène dans un espace désertique laconique où des personnages monstres fabriquent un temps sans emploi. Défroqués, manchots, échappés de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, leur tragique est gravé dans la masse. Peintures de sujets et d’histoires, leur force vient de leur ingratitude. Inquiétants et farouches tels des figures échappés du shtetl, leur humanité fantôme nous entraîne à regarder ces toiles tels des ex-votos magnanimes et grotesques. Le trait est fin, près de la caricature et de la gravure goyesques : beaucoup de temps leur est consacré. Une pâte tailladée, une glaise, du goudron pour ces pendus la tête en bas, ces agonisés de la terre qui trouvent encore moyen de parader avec leurs sacs de médailles, leurs uniformes trop grands, cette rage incognito qui nous rappelle les déboires de hier, le fatras de demain et le chaos du jour.

Peintre politique au sens de Goya, pictographe de la peine et du déguisement, Ben Istri joue l’air de rien dans la cour des grands. La force poétique et magnétique de ces toiles arrachées au panache courtisan nous pousse à croire outre le sentiment d’un goût profond pour la farce avérée que quelque chose de grand se dessine. Quelqu’un avec un propos, un univers et des moyens pour le traiter. La puissance de l’allégorie, la jubilation des métaphores, le souci de raconter et d’éviter les pièges d’une plasticité de plaisance, tout est en place.

La lucidité de l’artiste devrait lui permettre d’enjamber quelques embûches. Il sait ce qu’il ne doit pas abandonner, il connaît et appréhende ce qu’il doit répondre pour advenir. Sa méfiance et sa pusillanimité envers une reconnaissance précoce le guident, espérons qu’elles ne freinent pas son essor. Peintre rare à la production lente, il est la révélation de ce printemps 08. Depuis Richard Baquié, Michèle Sylvander et Gilles Barbier, nous n’avons pas vu à Marseille un travail de cette envergure.

Les superlatifs n’y suffiront pas.

Drôles, touchants, tristes, poignants, savants et enfantins, les hérauts du gai savoir - de la gaïa scienza -, nous n’arrivons pas à quitter ces figurines. S’en procurer trop vite serait de la gloutonnerie. C’est comme le caviar, il n’y a que les porcs pour employer la bouche.

C’est fait dans le temps avec le temps et l’on ne peut transposer Lascaux dans son salon à l’aide d’une scie-sauteuse. Fresque des temps modernes à la fois immémoriale et ultra-contemporaine, la peinture de Gilles Ben Istri donne à voir et à penser que de monde meilleur il n’y en a pas et jamais eu. Tragique sans être grave, pauvre sans être démuni, il ne promulgue pas d’état pour entendre cette musique aiguisée qui scalpe nos certitudes quant à une représentation tranquille ou de confort. Guerre intérieure, désolation au pathos confondu, mis à terre, liquefié, joie rare du grigri, du gribouillis au dessin d’enfant rendu dans toute sa force. Humilité et orgueil se chevauchent dans un champ de bataille où demeurés et assaillants se mêlent, dictateurs déchus, montreurs d’ours ou cow-boy dégingandé font la nique au bons offices. Iconoclastie bien balancée, romantisme percuté sur la rocade, nous n’avons plus d’alibi pour défaire ce que nous aimons.

Emmanuel Loi

 

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